Si vous cherchez un cadeau de dernière minute pour Noël, SOS Bonheur a de quoi vous convaincre. Il s’agit d’une série de bande dessinée belge réalisée par le dessinateur Griffo et le scénariste Jean Van Hamme, ce dernier étant surtout connu pour XIII et Largo Winch. D’abord parue en six épisodes dans l’hebdomadaire Spirou entre 1984 et 1986, elle a été publiée par les éditions Dupuis en trois tomes entre 1988 et 1989 avec un épisode final complémentaire, dans la collection « Aire libre ». Elle a été republiée en un seul tome en 2001. Ci-dessous, la quatrième de couverture.
SOS Bonheur est un recueil de nouvelles avec des histoires au départ sans lien les unes avec les autres mais qui finissent par s’entremêler pour ne plus former qu’une seule et même histoire, celle d’individus résistant, par leur volonté ou malgré eux, contre les dérives totalitaires de l’État-Providence, dont les tentations liberticides découlent de sa prétention à assurer le bonheur des citoyens, avec ou sans le consentement des intéressés. Notons en particulier :
- Une mère de famille qui quitte la Sécurité sociale devenue tyrannique (on ne peut rester affilié qu’en suivant une diète imposée par l’État) et ne peut plus se réaffilier le jour où sa fille attrape le tétanos,
- un écrivain qui perd son autorisation d’écrire car ses romans ne sont pas idéologiquement conformes ; il continue à écrire clandestinement mais finit par être arrêté pour « exercice illégal de l’écriture », écrivain étant une profession protégée,
- une histoire dans laquelle les dates et lieux des vacances sont décidés par l’État.
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Mais l’histoire qui a le plus retenu notre attention est celle d’un haut fonctionnaire qui met en place un document unique remplaçant à la fois la carte d’identité, la carte Vitale, la carte bleue, le permis de conduire, le dossier médical et le casier judiciaire.
L’authentification de cette carte unique (la « C.U. ») se fait grâce aux empreintes digitales. Ainsi, tels des suspects, tous les habitants du pays sont fichés. L’interconnexion des registres d’état civil, bancaires, médicaux et judiciaires fait que l’État, les banques, la justice et le monde hospitalier peuvent tout connaître de vous, en un seul clic.
L’histoire dérape, comme on le devine dans la dernière case de la deuxième page ci-dessus, lorsque quelqu’un, apparemment haut placé, décide de supprimer le numéro unique de ce haut fonctionnaire : il ne peut plus payer, s’identifier, etc. Il finit sans abri, sans emploi, obligé de voler pour se nourrir, et est arrêté par la police, qui ne peut pas reconnaître son identité.
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S’agit-il de science-fiction ? Dans les années 1980, cela l’était certainement. La décennie, bien que marquée par les progrès constants de l’informatique et de la bureautique, était encore celle du papier (Internet en était à ses balbutiements), qui, bien que rébarbatif, évitait les écueils totalitaires permis désormais par le numérique s’il venait à être mal utilisé.
Mais en 2014 et bientôt 2015, est-ce toujours de la science-fiction ? Le projet de carte Vitale biométrique, infalsifiable, fait son chemin dans le débat public. L’idée vient souvent de personnalités qui veulent justement lutter contre les vices inhérents à l’État-Providence.
Le socialisme cohérent de l’UMP
On peut citer, à l’UMP, Nicolas Sarkozy, qui s’était engagé à la faire adopter en cas de ré-élection en 2012 ; le député de la Marne Catherine Vautrin, spécialiste de la lutte contre l’usurpation d’identité, que nous avions reçu à un petit-déjeuner du Cri du Contribuable en juin 2010 ; le député des Bouches-du-Rhône Dominique Tian, spécialiste de la « chasse à la fraude » ; le député des Bouches-du-Rhône Valérie Boyer, qui prône un croisement de tous les fichiers pour éviter les abus.
Cet ensemble de propositions correspond à ce que nous avions appelé en août 2010 le socialisme cohérent de l’UMP. Contrairement au Parti socialiste empreint d’esprit libertaire, l’UMP reconnaît que le socialisme nécessite la contrainte. Pour lutter contre les dérives inévitables d’un système collectivisé, l’UMP prône donc la mise sous surveillance de l’ensemble de la population. L’idée que l’existence-même de ce système pose problème n’est jamais considérée. On préfère donc encaserner les citoyens pour s’assurer qu’ils ne trichent pas dans la grande « tragédie des biens communs » qu’est l’État-Providence plutôt que de changer de paradigme en le remplaçant par un nouveau système basé sur la liberté et la responsabilité.
Évidemment, les arguments les plus séduisants employés par les tenants du flicage généralisé n’ont pas trait aux fraudes ou aux déficits. Comme on le voit dans la bande dessinée ci-dessus, les arguments les plus puissants sont ceux de la commodité (un seul document pour s’identifier), de la santé (le croisement du fichier d’état-civil avec les dossiers médicaux permet de sauver des vies… mais quelles vies ?) et de la sécurité (l’inviolabilité de la carte unique décourage le vol et les trafics).
« Si vous n’avez rien à vous reprocher… »
Comme l’écrivait Balzac, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les promoteurs de tels systèmes de surveillance (ou de la prolifération des caméras dans les villes) arguent souvent que seuls ceux qui ont « quelque chose à se reprocher » peuvent leur émettre des objections, idée reprise par le haut fonctionnaire dans SOS Bonheur. Mais c’est négliger le fait que ce « quelque chose à se reprocher » est une notion relative, soumise aux aléas des changements de législation et de réglementation.
Qui peut dire qu’il ne sera pas, un jour, « reprochable » de s’exprimer contre ce système, qui pour être viable nécessite la participation, et implicitement l’assentiment de tous ? La lutte contre la criminalité, quelle que soit sa forme, est un alibi commode pour d’éventuels gouvernements totalitaires qui redéfiniraient à leur guise le périmètre de ce qui est admis et ce qui ne l’est pas.
Ceux qui prônent le renforcement de la surveillance pour de « bonnes » raisons n’en sont pas forcément conscients, mais les outils qu’ils mettent en place pourraient bien se retourner un jour contre leurs intentions, et contre eux-mêmes.
Il semble plus sage de prôner un système qui, reposant sur la liberté et la responsabilité, donne moins prise aux abus et donc aux tentations de lutter contre ceux-ci en mettant l’ensemble des citoyens en liberté surveillée.
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